Gabriële – Anne et Claire Berest

De quoi on parle ?, Lectures

En 1908, Gabriële Buffet a 27 ans. Partie poursuivre des études de musique à Berlin, débutées à Paris, c’est une femme indépendante qui détonne avec son époque et son milieu. Elle n’a pas d’enfant, pas de mari, et investit un domaine quasi exclusivement masculin, très misogyne.

Depuis ses 17 ans, la jeune femme a l’ambition de révolutionner la musique. Mais pas n’importe comment : en devenant compositrice ! Or, le Conservatoire national de Paris n’accepte que quelques femmes brillantes, en classe de solfège et de vocalisation. Certainement pas en composition. Gabriële échoue, le jury la refuse.

Devant la pression parentale à ranger son piano et ses rêves au placard, elle s’acharne et finira par intégrer la Schola Cantorum, une école accusée de compenser l’enseignement médiocre par le recrutement de filles pour survivre financièrement.

Là, c’est la révélation. Vincent d’Indy, le directeur de l’établissement, encourage une musique moderne, loin des codes préétablis. Il s’affranchit de la rigueur dispensée au Conservatoire et pousse ses élèves à appréhender le son de façon inédite. Pour fuir l’impératif du mariage de plus en plus pressent, Gabriële se rend en Allemagne, où elle fera la rencontre de personnalités inspirantes telles qu’Edgard Varèse.

Bref, tout allait bien. Sa carrière prenait forme. Elle aurait pu figurer aujourd’hui parmi les compositrices d’exception. Elle AURAIT pu. Car son destin a pris une toute autre tournure après sa rencontre avec Francis Picabia, un soir de septembre.

Fasciné par son intelligence et son regard différent sur les choses, il décide de l’épouser après quelques conversations enflammées sur la peinture. Cette femme va changer sa vie, il en est sûr. Elle trouve ses œuvres impressionnistes sans intérêt, là où le monde entier s’extasie devant l’artiste espagnol. C’est ce qu’il avait besoin d’entendre : Francis ne s’y retrouve plus et produit à la chaîne des tableaux sans âme, par amour de l’argent facile. Il a besoin d’un nouvel élan créatif, d’être bousculé, porté, poussé à révéler le meilleur de lui-même.

Voilà le nouveau rôle dans lequel Gabriële s’investira et excellera tout sa vie. Dénicher des talents hors pair, les soutenir, les accoucher. Littéralement. Paradoxalement, la nouvelle Mme Picabia aura 4 enfants dont le couple ne s’occupera pas. Ballotés entre les pays, ils sont fréquemment laissés chez des nourrices en Suisse. Ni l’un, ni l’autre ne leur manifestera une réelle attention. La maternité n’a jamais intéressée Gabriële. C’est arrivé, c’est tout. Son véritable enfant, c’est son mari.

Picabia trouve en son épouse la figure maternelle qui lui manque – sa mère étant décédée quand il était jeune – et Gabriële ne pouvant se réaliser pleinement en tant que femme dans cette société, s’accomplit à travers son mari, qu’elle façonne et contrôle comme une marionnette.

Un équilibre précaire et toxique qui fonctionne avec ses hauts et ses nombreux bas.

Francis a été diagnostiqué bipolaire dès les débuts de leur relation. Il alternera les phases de créativité intenses, d’euphories, d’achats de villas et de voitures de luxe sur un coup de tête, avec les moments de profonde dépression, de repli et de souffrance. Il rythme sa vie d’histoires de sexe débridées et de consommation de drogues à outrance – à l’époque légales et prescrites pour calmer les nerfs. Picabia est un excessif qui ne peut se passer du cerveau de Gabriële, même dans les situations incongrues.

Pour exemple, il lui demandera de trouver une excuse pour expliquer à sa maîtresse, la journaliste Germaine Everling, qu’il ne veut plus emménager avec elle. Tout en suppliant Gaby de la laisser venir habiter chez eux…

Épuisée par les fantaisies de son mari, Gabriële rentrera fréquemment se ressourcer en montagne, sans perdre de vue son objectif. Picabia doit produire coûte que coûte, même si elle doit pour cela lui passer ses caprices et mettre orgueil et fierté de côté. Elle qui se rêvait compositrice aura été cheffe d’orchestre de la carrière de son mari, composant avec les difficultés, trouvant toujours les accords justes pour que la mélodie perdure. On la croirait passive, mais la balle est dans son camp. C’est elle qui a le pouvoir et qui contrôle.

Mme Picabia est un génie au service de tous, sauf d’elle-même. On lui demande conseil sur tout. Très cultivée et pertinente, les hommes s’embrasent pour son cerveau érotique. Le livre développe notamment sa liaison avec Marcel Duchamp. Mais pas un seul – à part Guillaume Apollinaire avec qui elle développera une relation fraternelle – ne l’encouragera à retourner à la musique.

Un sacrifice consenti qui rend son histoire difficile a retracer. Outre sa volonté à s’effacer et à détruire tout ce qu’elle produira, sa descendance garde une mauvaise image de cette femme, peu concernée par sa famille. Anne et Claire Berest, les autrices de l’ouvrage, sont les arrières petites filles de la centenaire. Leur grand père était Vicente, le dernier né des Picabia. Mort d’une overdose à 27 ans, Gabriële fera exhumer son cadavre pour y mettre celui de Francis dans le caveau familial. Un acte qui en dit long…

Malgré ce geste violent, les autrices racontent avec le plus d’objectivité possible cette vie hors du commun. On en apprend également beaucoup sur les grands artistes du cubisme et du dadaïsme, entre New York, Paris, Berlin et la Lausanne, le tout entrecoupé par les deux guerres mondiales.

Déconcertant.

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